Le contexte historique

 

Fermez les yeux. Et souvenez-vous. Vous êtes chez vous, entouré de ceux que vous aimez, parents, amis, voisins. Vos enfants jouent dehors. Vous entendez leurs rires. Vous vous trouvez sur la terre de vos ancêtres, là où vous êtes né, là où vous souhaitez mourir. Autour de vous, d’immenses plages de sable fin, et l’océan à perte de vue. Votre vie est simple. La pêche, la fabrication de l’huile de coco, la solidarité, la fête, le travail de la terre, les repas en famille, les échanges plutôt que l’argent composent vos journées. Vous vous dites que votre mémoire vous joue des tours, qu’elle enjolive ? Même pas. Votre île est un paradis, vraiment. Mais soudain, vos yeux rougissent, les larmes viennent. L’enfer approche. Aujourd'hui, des soldats vous embarquent de force, vous et vos proches, ils ferment derrière vous la porte de votre île, à double-tour et à jamais, pour y construire une immense base militaire. Vos chiens sont exterminés dans la foulée. On vous jette dans un bateau, direction d’autres îles, direction la misère, loin de votre vie et de votre mémoire. On vous jette sur un quai, sans argent, sans logement, sans rien, au milieu de gens à l’hostilité teintée de racisme. Beaucoup d’entre vous ne supporteront pas cette déchirure, et sombreront dans l’alcoolisme, la drogue, la dépression. Certains se suicideront. Vous ne mourrez pas là où vous êtes né. Vous êtes Chagossien, fier descendant d’esclaves, contraint à l’exil par la Grande-Bretagne, sur ordre des États-Unis.

 

 

Une tragédie méconnue sur fond de décolonisation

 

Comment et pourquoi a-t-on fait de la vie des Chagossiens un enfer ? Le 20 septembre 1965, des négociations débutent à Londres entre le premier ministre britannique Harold Wilson et son alter ego mauricien Seewoosagur Ramgoolam. La négociation est en réalité un ultimatum : si Ramgoolam veut l’indépendance, il doit céder aux Anglais l’archipel des Chagos, jusque-là administré par l’île Maurice. Deux mois plus tard, ce chapelet d’îles est officiellement détaché de l’île-mère pour devenir « Territoire britannique de l’océan Indien ». Il devient propriété du Royaume-Uni, qui le met aussitôt à disposition des États-Unis, moyennant finance. Le 30 décembre 1966, la base américaine de Diego Garcia est officiellement créée. Quelques mois plus tard commence la déportation de tout un peuple. Près de 2000 Chagossiens sont emmenés vers l’île Maurice et les Seychelles, certains d’entre eux prendront ensuite la direction de Londres.

En pleine Guerre froide, les États-Unis et leur allié historique, le Royaume-Uni, s’inquiètent de la forte présence des Soviétiques dans le secteur, ainsi que de la demande accrue de pétrole en provenance du Golfe persique, les routes maritimes passant à proximité. Ils ne voient pas non plus d’un bon œil la diminution de leur emprise et de leur influence dans la géopolitique mondiale, conséquence indirecte du processus de décolonisation accéléré qui s’opère aux quatre coins du globe et scellé par la charte de l’Atlantique en 1941. À portée de missile du sous-continent indien, du Moyen-Orient et de ses matières premières, Diego Garcia, l’une des 55 îles de l’archipel des Chagos, devient pour eux un endroit hautement stratégique.

« La stratégie des Etats-Unis

est d'avoir la maîtrise

des territoires pour asseoir

leur emprise sur le monde »

 

Noam Chomsky